Entretien avec Luisa Pardo et Gabino Rodríguez
Comment la compagnie Lagartijas tiradas al sol a-t-elle été fondée ?
Lagartijas tiradas al sol est née en 2003 quand nous (Luisa Pardo et Gabino Rodríguez) nous sommes rencontrés au Centre Universitaire de Théâtre de la UNAM (Université Nationale Autonome du Mexique), où nous suivions une formation de comédiens. À l’époque, nous avions quelques idées sur ce que nous attendions du théâtre, sur ce que nous aurions aimé qu’il soit, mais bien souvent cela ne correspondait pas à ce que l’on nous enseignait. Nous pensions – et nous continuons à penser – que le théâtre au Mexique, comme dans bien d’autres endroits au monde, est bourré d’idées préconçues, de lieux communs, qu’il est bien trop révérencieux à l’égard des maîtres, de ceux dont il se sent l’héritier. Néanmoins, nos désaccords avec l’académie nous ont permis de nous forger une identité, cela nous a situés au sein d’une génération. Par ailleurs, nous avons appris des tas de choses sans nous en rendre compte sur le moment : certains de nos professeurs nous ont enseigné des choses fondamentales en matière de discipline et de savoir-faire théâtral. Le temps passant, nous accordons plus de valeur à notre bref passage par cette école. Cela étant dit, nous y avons surtout clairement vu quel théâtre nous ne voulions pas faire. Nous avions besoin de pratiquer un théâtre différent de celui que nous trouvions dans ce cadre académique. Alors, sans partir d’un texte dramatique préalablement écrit, nous avons commencé à créer nos propres projets, nous nous sommes mis en quête d’un théâtre lié à notre vie, à nos préoccupations les plus intimes, un théâtre qui nous aide à répondre aux questions que nous nous posons, à nous comprendre en tant qu’individus, tout en réaffirmant notre croyance en un acteur créateur, capable d’aborder la scène depuis des perspectives diverses et variées, de créer des textes, de mettre en scène, de produire et, surtout, d’être à la source de son interprétation. La création d’un groupe n’est pas une mince affaire, on ne peut pas l’imposer, c’est finalement un choix de vie pour chacun de ses membres. Nous avons d’abord travaillé en collaboration avec des amis, des professionnels que nous admirions, des étudiants, des membres de nos familles, etc. Nous nous sommes essayés à diverses méthodes avant de décider de les adopter de façon permanente ou pas. Des tas de gens sont passés par le groupe, mais notre façon de faire n’a pas fonctionné avec tout le monde. Aujourd’hui, les membres permanents de Lagartijas tiradas al sol sont Luisa Pardo et Gabino Rodríguez (les deux metteurs en scène), Francisco Barreiro (un comédien qui oeuvre également en tant que plasticien), Juan Leduc (le graphiste de la compagnie, également photographe et spécialiste des archives iconographiques, avec qui nous collaborons depuis plusieurs années), Yulene Olaizola (cinéaste et vidéaste avec qui nous avons déjà mené à bien trois projets) et Mariana Villegas (assistante, également comédienne). Lagartijas tiradas al sol est comme une petite ville où les migrations sont constantes. Sa population fluctue d’un projet à l’autre.
Comment vous situez-vous dans le panorama théâtral mexicain et comment vos spectacles sont-ils reçus au Mexique ? Le Mexique est, de toute l’Amérique latine, le pays qui accorde le plus de subventions aux arts en général et au théâtre en particulier. Mais c’est un théâtre qui est presque tout entier replié sur lui-même, il dialogue peu avec l’art contemporain, avec ce qui se passe ailleurs dans le monde. C’est un théâtre qui vé – nère les « grands maîtres » et les vieux langages. Nous appartenons à une génération (au sens le plus large du terme) avide de changement, en rupture avec certaines esthétiques et certains modèles de production. Comme d’autres, nous accordons plus d’importance au discours et à la continuité dans notre travail qu’aux notions de succès ou d’échec. Nous estimons que c’est par la diversité des propos et des fondements que nous forgerons un théâtre apte à dialoguer avec la réalité, à créer de la tension sans renoncer à la fraîcheur. À l’intérieur de cette génération, nous sommes une compagnie préoccupée par l’histoire, par la politique et par les rapports entre la fiction et la réalité. Notre public est particulièrement jeune. Les avis sur notre théâtre sont partagés : nous avons beaucoup d’adeptes mais aussi beaucoup d’ennemis, des gens qui détestent notre travail.
Quel est le lien entre El rumor del incendio et vos précédentes créations : Catalina et Asalto al agua transparente ? Ces trois spectacles partent de la réalité, de faits précis, nommés, datés, géographiquement localisés. Asalto al agua transparente et Catalina cherchent à faire du collectif quelque chose d’intime et de personnel. Les événements évoqués ont une dimension sociale, ils vont bien au-delà de l’expérience d’un individu, mais l’idée qui sous-tend ces projets est que la mémoire collective doit prendre place dans le corps de quelqu’un. Les inquiétudes qui s’expriment dans ces spectacles se situent à la croisée de l’histoire et de la politique ; les décisions politiques dépassent les individus qui les ont prises, au sein de sociétés qui vivent et qui réfléchissent à leur propre devenir. Dans un pays comme le nôtre, il nous semble que la récu – pération d’une mémoire historique est d’une importance vitale car elle ouvre des perspectives de réflexion collective.
Venons-en plus précisément à El rumor del incendio. Comment en êtes-vous arrivés à vous intéresser à l’histoire des luttes armées au Mexique ?
Au départ, nous nous interrogions sur notre rôle à l’intérieur d’une société démocratique, nous nous posions des questions sur notre participation au système politique mexicain, sur notre responsabilité. Nous avons commencé à mener des recherches sur la société civile et, peu à peu, un thème s’est imposé à nous, un thème sur lequel nous avions déjà travaillé dans un précédent spectacle (En el mismo barco) mais que nous n’avions pas épuisé : l’utopie. Ce qui nous intéressait, c’était cette faculté humaine à imaginer des conditions de vie idéales. Nous étions intrigués par la façon dont le Mexique était devenu ce qu’il est, à en juger par notre expérience : des libertés démocratiques, certes, mais aussi un appareil répressif toujours latent, et des inégalités sociales, de graves problèmes en matière d’éducation, de santé, et beaucoup de violence ; un système judiciaire plein de défauts mais un État qui subventionne les arts plus que dans n’importe quel autre pays d’Amérique latine. C’est un pays infiniment contradictoire, où nous avons du mal à garder l’espoir en un avenir meilleur. L’héritage, les conquêtes et les naufrages. En quoi ce thème des luttes armées au Mexique est-il toujours d’actualité ? Il existe aujourd’hui encore des mouvements armés au Mexique. Mais ils ne sont plus liés à un projet de transformation du pays ; ils sont le fait de communautés spécifiques qui se battent pour leur survie. Notre théâtre n’est pas une harangue, nous n’appelons pas à prendre les armes. Nous ne pensons d’ailleurs pas que cela soit de nos jours le bon chemin à prendre pour transformer la société. Il règne aujourd’hui au Mexique un climat de violence dû à ce qu’il est commun de nommer la « guerre contre le narcotrafic ». La menace armée qui pèse sur l’État n’est plus le fait d’une idéologie mais d’une économie. L’actualité engendre en nous un sentiment de désaccord. Après les « échecs » des révolutions communistes, après les atrocités qui ont été commises, il est devenu difficile de parier sur quelque chose de différent. On accepte un système injuste comme le capitalisme de libre marché, tout ça pour éviter que sa remise en question ne mène à nouveau à la « tragédie ». Mais il n’y aucune raison logique de penser que tous les contre-projets finiront dans un bain de sang.
En quoi votre spectacle El rumor del incendio est-il un « documentaire scénique » ? Est-ce là une façon de pratiquer ce « théâtre artistique et activiste » auquel vous avez déclaré aspirer ? Ce spectacle est un « documentaire scénique » dans la mesure où il aborde la réalité à partir d’images issues du réel. C’est une définition qui nous aide à jouer avec les fausses oppositions entre fiction et réalité, entre mensonge et vérité. La position du spectateur se modifie selon qu’on lui présente une fiction ou un documentaire. Mais ces divisions restent assez superficielles. Il y a aussi des éléments de fiction dans notre histoire, et c’est ce qui lui permet d’être dramatique ou plaisante. Notre pratique artistique est conçue comme une action destinée à fomenter un changement social. Un changement dans la sphère du réel. En même temps, nous cherchons à développer un langage collectif, nous sommes en quête de formes qui puissent rendre ces contenus plus accessibles, plus intéressants (plus dramatiques ?) pour le public.
El rumor del incendio fait partie d’un projet en trois parties : la pièce, mais aussi un blog et un livre. Comment ces trois volets s’articulent-ils ?
Le blog elrumordeloleaje.wordpress.com est une plateforme qui inclut le fruit de nos recherches : des images, des chansons, des textes, etc. C’est un espace consacré au passé. El rumor del incendio est un spectacle qui aborde le présent. Nos recherches y font l’objet d’une mise en scène, elles sont placées dans un contexte discursif, à l’intérieur d’un cadre de réflexion. Enfin, le livre El rumor del momento est un espace que nous avons voulu ouvrir à d’autres voix, qui façonnent une réflexion tournée vers l’avenir ; c’est un espace de rencontre et nous en sommes juste les instigateurs. Le blog, dans cet espace intangible qu’est internet, est l’équivalent du passé. La mise en scène éphémère est le présent. Le livre, cet objet volontairement concret, est le futur. Propos recueillis et traduits par
Christilla Vasserot.